La fille sans qualités est un roman glacial voire glaçant racontant comment Ada, lycéenne dotée d’une rare intelligence, incarne jusqu’à l’effroi le cynisme, la froideur, l’absence totale d’émotion, de regrets ou de remords; comment, avec son camarade Alev, elle en vient à considérer son rapport à l’humanité et à la vie sous le seul angle scientifique et implacable du pragmatisme tel qu’il fut analysé par la théorie des jeux. Comment s’ensuit dans le lycée un jeu dangereux entre ces deux élèves et un de leurs professeurs, pris dans leurs rets démoniaques et qui ne s’en dépêtra qu’aux prix de violences dont l’auteur ne nous épargnera aucun détail glauque (mais ce n’est qu’un bref passage à la fin.
La fille sans qualité est un roman qui a l’implacable froideur d’une démonstration scientifique, et qui suit le déroulement d’un jeu dont le chaos n’a pas encore ordonné la fin —je vous l’ai dévoilée en partie, mais le début nous laisse subodorer que ça ne se termine pas en conte de fées, et d’ailleurs ne lisez pas la quatrième de couv’, elle révèle bien plus que la phrase précédente. C’est à la fois sa principale qualité et son plus gros défaut: car on a beau sentir une maîtrise parfaite des arguments et des ressorts du roman, il manque au récit du cours de plus en plus sordide des événements la part de folie verbale que l’on ne retrouve par définition jamais dans une démonstration scientifique. Or, dans l’exposé des faits, dans le déroulement des séquences, se met en branle une monstrueuse machine —moins scientifique que juridique, d’ailleurs, mais en tout cas toujours très argumentée— que Juli Zeh se plaît à explorer sans pourtant jamais dévier d’une trajectoire écrite que l’on aurait aimé voir s’égarer loin des sentiers étroits de la seule progression réflexive, dans des zones proches de la folie ou de la fureur que sa froide logique ne fait qu’effleurer. Son style épouse la pensée de son personnage principal, laquelle n’est jamais proie d’émotions contradictoires, mais toujours sujet décidant rationnellement de choses qui lui sont somme toute complètement indifférentes. C’est donc à la fois une grande réussite —celle d’appliquer à un sujet glacial un style tout aussi peu chaleureux— et en même temps un grand échec, car je me refuse à considérer l’humanité, ou du moins son devenir, dans les termes effarants qu’exposent Ada et, semble-t-il à travers Ada, l’auteur.
En outre, j’ai l’impression que l’auteur, pleinement consciente du talent de sa plume, se plaît à prolonger outre mesure ses réflexions. Je ne me suis pas ennuyé à la lecture, non, mais je pense que le récit eût gagné en force et en sécheresse s’il avait été condensé: cela se serait fait sans doute au détriment de quelques développements logiques et autres froides démonstrations, mais cela aurait aussi permis un resserrement stylistique et narratif qui m’aurait sans doute plus convaincu de la froide analyse des temps modernes que nous fait l’auteur, et des qualités d’une stylistiques si idéalement appliquée à un sujet si amoral. Car au finale, si j’ai eu plaisir à me perdre dans les circonvolutions du développement logique de l’auteur, quoique je les eusse préféré raccourcis, je ne suis pas entièrement convaincu des prémisses, encore moins des conclusions, auxquelles elle aboutit. Sans doute ne suis-je pas aussi fin stratège qu’Ada ou que Juli Zeh, mais j’ai du mal à lire l’homme comme un seul animal rationnel, indifférent à toutes choses et froidement calculateur. Aussi ai-je un peu de mal à adhérer entièrement, sinon à l’histoire que j’ai eu plaisir à suivre, du moins au raisonnement, qui, tout brillant qu’il apparaisse, me semble surtout mystificateur.
Une brillante démonstration, d’autant plus brillante au finale qu’elle me paraît surtout vaine, quoique certaines fulgurances m’aient sans doute séduit.