Je n’avais pas encore lu 1984 jusqu’à hier. C’est désormais une lacune de moins dans la vaste liste de mes errances et manquements, puisque je viens de terminer ce magnifique roman d’anticipation. Orwell raconte comment Winston Smith, terne fonctionnaire membre du Parti extérieur, prend progressivement conscience de son opposition au système dont il est pourtant l’un des nombreux minuscules rouages; chargé de la tâche subalterne de réécrire le passé, il prend conscience de l’absurde kafkaïen et de l’idéologie folle qui dominent son univers régi par le Parti et son chef suprême adulé, Big Brother. Découvrant l’amour, proscrit par les directives du régime, il comprend aussi qu’il a raison contre tous, qu’il sait penser bien mieux que les slogans contradictoires et paradoxaux du Parti; il comprend qu’il vit dans un monde régi par le mensonge, l’erreur, voire le délire irrationnel, et que l’homme est tout sauf libre d’exprimer pleinement la richesse de ses potentialités. Il décide alors d’entrer en résistance, tout d’abord en tenant un journal où il s’efforce de mettre au clair ses pensées interdites.
L’auteur réussit à merveille à rendre l’absurde et dictatoriale folie qui gouverne le monde totalitaire, en explorant dans les moindres détails toutes les implications sociales induites par la soumission de l’individu à un projet aussi déshumanisant que celui de Big Brother. De fait, c’est un parfait livre de science fiction, qui à partir de son présent —c’est-à-dire 1948, et l’URSS de Staline— pense et imagine un futur aussi cohérent qu’inquiétant, ne laissant aucune zone d’ombre sur les horreurs sous-jacentes au système de l’Angsoc. Les directives du parti gouvernent les moindres faits et gestes des individus, visent à contrôler non seulement les corps, mais aussi et surtout les âmes, les pensées, les idées, afin de tuer dans l’œuf tout dangereux vent de subversion qui pourrait saper les fondements du régime. Orwell mêle à sa vision froidement lucide de la dictature stalinienne l’imagination d’un monde inspiré de Kafka qui s’oppose à la raison mais qui impose ses irrationnels raisonnements: le passé, c’est le présent; ou: la liberté, c’est l’esclavage, etc.
Ce qui est surtout fascinant dans ce récit, c’est son parfait compte rendu d’une dictature oppressante dans son fonctionnement routinier: ce sont moins les pénuries liées à une guerre permanente qui sont choquantes que la façon dont la doxa officielle modifie en permanence cette vérité quotidienne en affirmant sans cesse des mensonges sur les progrès réalisés par le régime; elle impose aux sujets une réalité langagière qui n’a strictement rien à voir avec le réel perçu, et qui s’accomode par l’absurde de ce décalage: le novlangue, allusion à la façon dont les totalitarismes ont toujours cherché à contrôler, modifier et infléchir la langue à leur seul dangereux profit.
Quelle est l’actualité de 1984? De fait, le roman est avant tout un pamphlet anti-stalinien, et, plus largement, contre tous les totalitarismes, de droite comme de gauche. Aujourd’hui que ces derniers ont globalement disparu, du moins sous cette aspect que 1984 a formulé à l’extrême, il ne serait cependant pas faux de percevoir dans certains mécanismes qui minent les processus démocratiques des formes de pensées dictatoriales: de l’imposition de vidéo-surveillance à la description de médias obéissant à des directives tacites d’une doxa dominante, l’on perçoit dans notre présent des formes heureusement moins graves, et néanmoins dangereusement réelles, de novlangue et de doublepensée (les deux fondements idéologiques du régime). 1984 est d’actualité car il incite le lecteur à toujours rester vigilant, quand bien même il reconnaîtrait de, profondes différences entre cet avenir fantasmé et la réalité quotidienne: car ce sont les ressemblances entre 1984 et 2008 qui sont fort préoccupantes, car bien réelles.