Il m’arrive parfois de faire des classements personnels à la con (mes chansons préférées, les meilleurs albums de ma discothèque, etc.); j’ai cependant très vite arrêté de faire mon classement des films préférés, car depuis plus de dix ans Tabou de Friedrich Wilhelm Murnau reste pour moi l’indétrônable Meilleur Film du Monde, tout innombrables que soient les concurrents sérieux à cette place de Numéro 1 (Les fleurs de Shanghai, Psychose, Lolita, etc. ).
Je viens encore de revoir cette merveille, et décidément tout me paraît parfait dans ce film; la grâce, l’épure, la beauté caractérisent le moindre plan; l’actrice—non professionnelle comme tous les acteurs du film— qui joue le rôle de Reri est d’une photogénie parfaite, son sourire comme ses pleurs crèvent l’écran et me touchent à chaque fois en plein cœur; le récit, qui mêle au documentarisme de Flaherty la magnificence du style de Murnau, est d’une simplicité émouvante et tragique. C’est le chant du cygne aussi bien du cinéaste, dont c’est la dernière œuvre car il mourra peu avant la première du film, que du cinéma muet (le film est réalisé en 1931), et l’auteur atteint là le sommet de son art.
Il est pourtant courant de voir dans L’Aurore du même Murnau le chef-d’œuvre absolu non seulement de son auteur, mais du cinéma muet, voire du cinéma tout entier. Mais pour moi, Tabou est encore au-dessus, car en prenant pour sujet l’amour de deux jeunes polynésiens interdit par la société tribale dans laquelle ils évoluent, Murnau condense toutes les thématiques qu traversent son oeuvre en cherchant à aller à la source même du combat entre l’homme et la société: au sein des sociétés primitives, sur lesquelles Freud venait de publier Totem et Tabou qui allait donner le succès que l’on sait au mot polynésien « Tabou ».
Le film se compose de deux parties, « Le Paradis » et « Le Paradis perdu ». Dans la première, un style d’une pureté et d’une épure totale réussit à nous montrer en quelques plans et avec les seuls gestes et mimiques des acteurs la naissance de l’amour entre Reri et Matahi au sein d’une nature enchanteresse. Ce sont parmi les minutes les plus sensuelles et les plus parfaites de Murnau, où l’on perçoit au moindre mouvement des yeux l’attirance d’un corps vers l’autre. Cette idylle émouvante est cependant de courte durée, puisqu’un voilier s’approche des côtes de l’île. Aussitôt, tous les membres de la tribu, enfants compris, se pressent sur leurs pirogues pour le rejoindre. Nous découvrons alors le grand prêtre régissant les règles religieuses de ces habitants des mers du Sud. Il vient prononcer une nouvelle loi: il annonce en effet que Reri est désormais déclarée tabou et que donc elle ne pourra être désirée ou effleurée par aucun homme. Déchirement des deux amoureux, tristesse de leurs regards, accablement, qui se prolongent dans la séquence suivante où l’on assiste à une grande cérémonie festive instaurant l’interdiction religieuse pesant sur Reri, et dans laquelle Matahi comme la jeune fille ne peuvent trouver de joie. Toutefois, à loa nuit tombée, Matahi enlève Reri et les deux amoureux s’en vont à la recherche d’autres îles où les décisions du grand prêtre ne s’appliquent pas.
C’est là que commence la deuxième partie: les deux personnages poursuivis par le grand prêtre sont arrivés à bout de forces sur une île régie non plus par la loi religieuse archaïque, mais par celle de l’homme blanc, la loi de l’argent, loi qu’ils ne comprennent pas. Afin de ne pas dévoiler la suite, je m’arrête là dans ma description du récit, et je dis seulement que la fin déchirante atteint au sublime.
Tabou est donc un film très murnaldien dans ses thèmes —l’homme et la malédiction, la société oppressante, l’attirance sexuelle— mais avec des personnages très flahertyens (Flaherty avait renoncé au tournage en raisons des divergences artistiques qui l’opposaient à Murnau). Le choix d’acteurs non professionnels donne a film une certaine fraîcheur, éloigne Murnau aussi bien de ses références expressionnistes que de ses grandeurs hollywoodienes: on a là l’affirmation d’un ligne stylistique complètement épurée, car en déplaçant son intrigue dans ces mers du Sud, l’auteur a libéré sa forme des influences extérieures au profit d’une condensation très resserrée de son art. Il y a très peu d’intertitres, comme dans Le dernier des hommes qui n’en contient (presque) pas: l’amour paradisiaque et la mort infernale nous sont montrées par la seule puissance des images du cinéma muet, dont Murnau est incontestablement le grand maître. Tout dans ce film paraît simple, limpide, évident: on ne voit pas le labeur derrière le moindre plan, on se laisse emporter et fasciner par tant de clarté. C’est un film solaire, à la fin sombre et nocturne, un éloge de l’amour fou sur fond de malédiction sociale. C’est un grand film, et je ne vois toujours pas de films aussi beau qui pourrait le détrôner du pinacle où je l’ai exhaussé.